Le grillon, avec ou sans domicile fixe

 

FABRE le disait avec sa poésie coutumière: à sa demeure, le grillon champêtre attache une importance extrême. "Seul de nos insectes, il a , quand vient l'âge mûr, domicile fixe, ouvrage de son industrie. En mauvaise saison, la plupart des autres se terrent, se blottissent au fond d'un refuge provisoire, obtenu sans frais et abandonné sans regret. (...) Le véritable manoir, fondé en vue de sa propre tranquillité, sans préoccupation de chasse ou de famine, le grillon seul le connaît", constatait le naturaliste dans ses irremplaçables Souvenirs entomologiques. Et de soulever aussitôt un mystère, qui, a un bon siècle plus tard, n'a pas été résolu: pourquoi cet "instinct" existe-t-il chez le grillon des champs et non chez le grillon des villes ?

Car c'est un fait: contrairement au besogneux Gryllus campestris, à la robe jaune paille ponctuée de brun, son plus sombre cousin, le grillon domestique, n'a cure de se bâtir le moindre logis. Est-ce sa moindre stature (16 à 20 mm, contre 20 à 26 mm) ou, simplement, d'autres priorités qui entravent ainsi ses talents de terrassier ?

Pour s'abriter des frimas, Acheta domestica ne choisit en tout cas que des refuges préexistants. Grand adepte de la chaleur, il fréquenta assidûment le fournil des boulangers et l'âtre des cheminées. Sa présence dans une maison étant le plus souvent associée à la prospérité, il y vécut longtemps en paix.

L'EAU ET LA CHALEUR

Vinrent les temps modernes, la fabrication du pain industriel et le chauffage central. Le grillon du foyer, "Souvenir sonore des vieilles maisons" pleuré par Lamartine, a dû battre en retraite. Mais il n'a pas pour autant disparu de la capitale. Plein de ressources, il s'est au contraire octroyé l'abri le plus citadin qui soit: le métro. S'ils ont l'oreille fine, les habitués de certaines stations en témoigneront: entre le fracas de deux rames, on peut entendre son cri-cri caractéristique, aussi harmonieux qu'incongru en ces lieux souterrains.

Des grillons dans le métro ? Eh oui! Dans l'espace compris entre deux quais de station et dans les voies de garage -les lieux où il se cantonne-, le petit insecte trouve en effet les deux éléments indispensables à sa survie: l'eau, essentielle à la maturation des oeufs (ils en absorbent jusqu'à doubler de volume), qui suinte ça et là dans les galeries obscures; et la chaleur, qui émane dix-huit heures par jour des rames et de leurs moteurs. Celle-ci est si vitale qu'une Ligue de protection des grillons du métro parisien (LPGMP), association constituée en 1992, na pas hésité à revendiquer la limitation en durée et en fréquence des grèves de la RATP, arguant que celles-ci ont pour effet de faire chuter la température des voies... Et à demander par la même occasion l'assouplissement de la loi Evin -laquelle, en interdisant de fumer dans le métro, prive les pauvres créatures de leurs mégots, source importante d'alimentation.

Qu'on se rassure: le grillon de nos transports en commun ne se nourrit pas seulement de nicotine. Par nature comme par nécessité, il se satisfait cependant de peu. "Il arrive que certains croisent un fruit ou une denrée fraîche cuisinée, mais la plupart se contentent de beaucoup moins, ne serait-ce que parce que l'aspirateur géant de la régie hante et nettoie les voies la nuit. Des miettes tombées des bouches les plus gourmandes, de menues particules d'origine organique et qui achèvent là leur itinéraire: feuilles d'arbres sèches et cassantes, mégots, bouts d'allumettes, brins de laine, coins de papier, bris d'aliments secs constituent l'ordinaire des grillons à tous les âges", précisent les auteurs d'un petit fascicule, Le Grillon du métro (Ed. Boubée, collection "Plaisirs d'insectes", 1988). Apports variés mais peu protéinés que vient heureusement compenser, car l'espèce est cannibale, la consommation intégrale des cadavres des vieux grillons.

Nourri, abreuvé, chauffé, le petit orthoptère prend ainsi, depuis des lustres, ses aises dans le métro parisien. Aux dernières nouvelles, il occupait une trentaine de stations et se portait bien. Glissant de pierre en pierre -il ne saute qu'en cas de grand danger et ne vole jamais, ses ailes du dessus ne lui servant qu'à chanter-, actif tant qu'il fait chaud, c'est à dire sans cesse, il continue de se reproduire dans le calme des galeries.

Le mâle y va de sa stridulation amoureuse, frottant ses élytres l'une contre l'autre; la femelle écoute de tous ses tibias antérieurs, derrière lesquels sont situés ses organes auditifs. Plusieurs touchers d'antennes (que l'un et l'autre ont fort longues), quelques secondes d'accouplement, et le spermatophore prometteur de vie change de corps. La femelle conservera les spermatozoïdes dans son ventre jusqu'au printemps, après quoi elle cherchera un point d'eau, s'établira à son voisinage et pointera son oviscapte (organe de ponte) dans la terre meuble. Quinze jours plus tard naîtront les grillonets, blancs comme l'ivoire et longs d'un millimètre. Deux mois et une dizaine de mues plus tard, les petits devenus grands essaimeront à leur tour. A la conquête de la vie, de la ville et du métro de Paris.

 Catherine Vincent,  le Monde

(1er octobre 2000)